Extrait du livre de Jean-Yves Simon: Têtes-à-têtes
Parmi les maîtres en peinture que la vie m’a donnés, il y a les initiateurs – mon père (l’art en vrac) –
les formateurs – Bernard Hanin (le dessin, la couleur), Jean Pierre Raynal (la gravure) –
et il y a les libérateurs : Jean-Yves Guionet (la peinture) est de ceux-là.
Jean-Yves Guionet, peintre, intervient comme la foudre sur un arbre vert dans ma vie de peintre : embrasement!
En 1997, invitée par Annick Arnaud, une amie peintre qui l’a choisi comme prof, j’assiste à l’un de ses cours
de nu du samedi matin, rue du Faubourg du Temple. Une réputation de soufre précède l’homme.
J’ai l’impression d’assister à une messe noire, où se dénouent les plus intimes de nos interdits créateurs.
À coups d’exercices contraignants, de lectures philosophiques, de musiques diverses, et par-dessus tout
grâce à une personnalité de fauve et un caractère d’accoucheur, Guionet détruit en nous la censure
qui guette chacun de nos gestes.
En une séance, je subis un véritablement désenvoûtement, une purge, un exorcisme : mes savoirs acquis volèrent en éclats. Je compris que la rigueur à laquelle j’avais été astreint n’était qu’une étape dans mon chemin de peintre : il y avait, derrière les arbres bien rangés de ma raison, une jungle émotive à explorer. Je compris
que mon habileté n’était rien qu’un piège si je ne risquais pas le tout pour le tout en peignant.
Je compris que la destruction faisait partie, au même titre que la construction, de la genèse d’une œuvre.
Ce que l’Inde m’avait appris philosophiquement, grâce à la figure de Shiva (Dieu destructeur et créateur), Guionet me l’inculquait pinceaux à la main. Dès lors je ne ratais plus une occasion d’un nu du samedi matin,
rue du Faubourg du Temple, où le sorcier officiait. Je me plaçais, délibérément, sous son autorité libertaire :
j’y allais désapprendre, j’y allais régresser, j’y allais devenir – peut-être – peintre.
Le dernier de mes maîtres en date fut sans doute aucun le plus perturbateur. Guionet, peintre sensualiste, professe une philosophie de l’émotion, du geste et de la matière contre tous les dogmes mortifères de l’époque. C’est dans son atelier que j’ai réalisé mes nus les plus dionysiaques.
Quand j’ai cessé d’être son élève, nous sommes devenus amis. Et ce fut pour moi un renvoi d’ascenseur tout naturel que de lui dédier Nus, puissance deux, le livre de nus que je réalisai avec mon ami poète, Patrick Audevart, nus dont la plupart avaient été accomplis rue du Faubourg-du-Temple. À ma demande, il vint poser
une première fois dans mon atelier : je réalisai un portrait fiévreux, graphique, qui manquait de rigueur à mes yeux. Lorsque j’allai le peindre dans son atelier banlieusard du Perreux, je m’étonnai de le voir, lui si bouillonnant et provocateur d’habitude, poser tranquillement, longuement, humble et silencieux. Il posa sur un pied
de complète égalité, avec la générosité des vieux maîtres. Une autre séance encore : je repris de fond en comble le premier portrait en le poussant aussi loin qu’il m’était possible. A ma demande, il me donna un objet-fétiche,
la pochette de disque des concertos pour pianos de Beethoven, son musicien favori.
Enfin, je retournai un jour au Perreux, ajoutant un paysage de banlieue à sa figure, cette bonne vieille banlieue qui est un de nos lieux communs.
Anne-Claire Thévenot, que j’avais rencontrée chez Jean-Yves Guionet, et qui devint membre des Carnettistes Tribulants, a brossé de lui un portrait libre et foisonnant dans notre livre : Vivre vieux ! (Éditions Alternatives)
Jean-Yves Simon
Extrait de son livre : Têtes-à-têtes
Vécu
Jean-Yves Guionet était cadre commercial dans une vie antérieure. Licencié à 47 ans, il devient peintre
et professeur d’arts plastiques en se formant auprès de deux artistes issus des Beaux-Arts de Paris,
Jean-Claude Athanée et Tiphaine.
Aujourd’hui, après avoir pris sa retraite, il se consacre toujours à sa passion : la peinture et sa transmission.
Il ne s’agit pas pour lui d’apprendre à ses élèves comment faire un joli tableau, ni de se limiter à enseigner
une technique, mais de faire émerger, dans la peinture comme dans la vie, l’artiste qui existe en chacun.
Pour cela, il suit une multiplicité de chemins originaux, il emploie toutes sortes de méthodes très personnelles. C’est un accoucheur d’artistes, un passeur de mystère.
Il enseigne à Paris, en banlieue parisienne et partout où ses élèves l’appellent.
C’est un cours de modèle vivant mais il envoie le modèle boire un café et nous demande de dessiner le divan.
La règle de base est de dessiner sans regarder sa feuille, pour qu’advienne l’inattendu. Parfois, il nous fait travailler dans le noir, ou de la main gauche, ou des deux mains. Il fait poser le modèle trente secondes,
pour que notre geste soit fulgurant. Il monte le son de la musique et entraînés par la danse du modèle,
nous dessinons en nous trémoussant derrière notre chevalet.
Lors de mon premier cours de peinture, il me donne comme sujet une nature morte composée d’objets cassés
et de vieilleries sans forme. Il revient toutes les demi-heures et tourne mon dessin d’un quart de tour. En trois heures, j’ai parcouru une révolution et demie et je suis complètement déboussolée.
Il dit qu’en sortant du bureau, on est conditionné à produire un travail efficace : on a besoin d’un sas
de décontamination. Alors il passe du Led Zeppelin sur mes nerfs irrités. Il clame qu’en peinture, nous fabriquons de l’inutile dans la lenteur et la liberté. Il enseigne le rythme, le mouvement, la ligne, l’espace, le souffle, le vide. Mais il se fiche complètement des recettes techniques, du numéro du pinceau qu’on utilise et de nos couleurs préférées. Tout en dissertant, il vous prend la brosse des mains pour illustrer son propos, la trempe au hasard dans une couleur (souvent la pire) de la palette et barbouille le seul coin de la toile qui vous paraissait réussi.
Il y a bien plus de femmes que d’hommes dans son cours. Pour lui, les hommes n’ont pas la patience ni l’humilité, les femmes sont plus courageuses.
En fait, c’est parce qu’il préfère regarder des filles toute la journée.
Il marche tout le temps (il prétend que les peintres ont de belles jambes), il parle tout le temps, bousculant
les censures de la raison. Dans sa blouse de peintre toute tachée, son carnet de notes sous le bras, il parcourt l’atelier d’un bon pas et nous lit de la philosophie, Nietzsche, Barthes, Merleau Ponty, Onfray, Bourdieu…,
ou de la poésie. Char, Baudelaire… Infatigable, il agite la matière autour de nous pour nous inciter à bouger,
à vivre, à créer.
Il revendique le droit d’être contradictoire et illogique. Dans son classeur, les fiches des élèves sont dans
un ordre aléatoire, sinon il ne s’y retrouve pas. Il grogne, rouspète, vitupère et s’emporte dans des discours culturels, érotiques, politiques ou économiques.
Pendant ce temps, nous, on peint.
Il transmet son art, il partage ses lectures et ses réflexions, il avance avec nous. Il donne accès au mystère
de la peinture : tout ce qu’il sait, il le donne. En vingt ans, il a formé un grand nombre de peintres, il y consacre
sa vie. Il est fier de ses élèves. Il dit qu’ils lui ont permis d’être ce qu’il est. Ma liberté, je la lui dois. Il ne tient pas un salon où l’on cause, ni même un cours où il s’assurerait d’une supériorité indiscutable sur ses élèves.
Lui, il fabrique des artistes qu’il regarde en égal.
C’est pour cela qu’il est un maître.
Anne-Claire Thévenot
Nus puissance deux
L’art du nu puise sa source dans les origines de la peinture, et il est aujourd’hui, en dépit de ce qu’affirment les risibles fossoyeurs de la peinture, aussi vivant qu’à l’époque des cavernes, où les peintres rupestres
du Tassili peignaient des archers nus comme des danseurs contemporains.
L’amour du nu est donc inscrit dans les gênes de l’art, avec la série de ses mutations et de ses absences,
et n’est pas prêt de disparaître. Après mes années d’apprentissage, j’ai longtemps peint des nus classiques ;
de ces années d’approches, je n’ai nul regret : un savoir charnel est désormais logé dans le tréfonds
de mes cellules. Cela n’était pourtant qu’un savoir. Puis j’ai commencé à explorer seul les voies du nu
élémentaire, imbibé de pluie, traversé de vent et chargé de glaise. Mais c’est sous l’impulsion du peintre
J.Y Guionet que je suis parti en quête du nu vital.
Les nus de ce livre ont pour trait commun d’avoir été fait très vite et passionnément. Presque voracement.
Pour la plupart, ils ont été réalisés dans son atelier, en présence de modèles admirables, en musique
et en dansant.
Chez Guionet, on fait des nus comme on se jette à l’eau : en y allant de toute sa personne et toutes bouées abolies. Il faut tout miser sur les trente minutes de pose qui viennent. Les heures de nu furent là-bas
des instants dionysiaques, de véritables transports.
Je dois beaucoup à J.Y Guionet, accoucheur plus encore que professeur, ma libération de peintre, tant sur le plan du geste que celui de la couleur. Il est celui, par-dessus tout, qui m’a aidé à me dépouiller de mes corsets intellectuels pour entrer dans le vif du sujet. : l’émotion première. A me défaire, mue après mue, de mes tabous. C’est grâce à lui que j’ai compris ce que je quêtais à travers le nu : l’énergie artistique dans son plus simple appareil : trait, couleur, matière.
« Je m’approche du désir aux corps et au-delà la nudité est mon état et nos mains infusent ensemble
dans la brûlure semence de la peinture et du poème »
Simon, octobre 2004